1. Notre Seigneur, prévoyant que sa Passion devait troubler l'esprit de ses disciples, leur prédit longtemps à l'avance à la fois la douleur de sa Passion et la gloire de sa Résurrection. Ainsi lorsqu'ils Le verraient mort conformément à sa prédiction, ils ne douteraient pas de sa future Résurrection. Comme ses disciples encore charnels n'avaient nullement la force de comprendre ces paroles mystérieuses, Il en vint à faire un miracle. Sous leurs yeux un aveugle recouvra la vue pour que ceux qui ne comprenaient pas les paroles du mystère céleste soient affermis dans la foi par une intervention céleste. Mais les miracles de notre Seigneur et Sauveur, frères très chers, doivent être compris à la fois comme des faits réels à croire et comme des messages à notre intention. Ses oeuvres en effet montrent une chose par leur effet et nous parlent d'autre chose par un sens caché. Nous ne savons pas qui fut cet aveugle du récit, mais nous comprenons qui l'aveugle représenta. En effet l'aveugle est le genre humain chassé des joies du paradis en la personne de son premier père; il ne connaît pas la clarté de la lumière d'en haut et se trouve plongé dans les ténèbres de sa condamnation. Mais à la fin il est illuminé par la présence de son Rédempteur de sorte qu'il voit, grâce à son désir, les joies de la lumière intérieure et met ses pas faits de bonnes oeuvres sur la route de la vie.
2. Remarquons que c'est au moment où Jésus approchait de Jéricho que l'aveugle recouvrit la vue. Jéricho signifie la lune; dans le langage sacré la lune représente l'impuissance de la chair, car lorsqu'elle décroît dans ses phases mensuelles, elle représente la faiblesse de notre nature mortelle. Lorsque notre Rédempteur approche de Jéricho, l'aveugle recouvre la vue, c'est-à-dire que lorsque la divinité a pris la nature affaiblie de notre chair, le genre humain a reçu la lumière qu'il avait perdue. En supportant la condition humaine, Dieu élève l'homme à la condition divine. Il est clair que cet homme est justement l'aveugle assis au bord de la route et mendiant. Alors celui qui est la Vérité même, dit : «Je suis la voie.» (Jn 14,6). Celui qui ne connaît pas la clarté de la lumière éternelle est l'aveugle; mais si déjà il croit au Rédempteur, il est assis à côté de la route. Si déjà il croit mais néglige de demander à recouvrer la lumière éternelle et renonce à prier, il est bien assis à côté de la route mais ne mendie pas du tout. Mais s'il croit, reconnaît l'aveuglement de son coeur et demande à recevoir la lumière de vérité, il est assis à côté de la route et mendie. Donc quiconque reconnaît les ténèbres de sa cécité, quiconque comprend que ce qui lui manque c'est la lumière de l'éternité, celui-là doit crier du fond du coeur et prier par la voie de I 'esprit disant : «Jésus fils de David aie pitié de moi !» Mais écoutons ce qui suit le cri de l'aveugle : «Ceux qui marchaient en avant criaient après lui pour le faire taire.»
3. Mais que représentent ceux qui précèdent l'arrivée de Jésus, si ce n'est la foule des désirs de la chair et le tumulte des vices ? Avant que Jésus ne parvienne dans notre coeur, ils dissipent nos pensées par leurs tentations et perturbent la voix du coeur dans la prière. En effet souvent pendant que nous voulons revenir vers le Seigneur après avoir péché et essayons de vaincre par la prière ces vices mêmes dont nous avons été coupables, les fantasmes de nos péchés aveuglent l'oeil de notre esprit, diminuent notre courage, troublent l'âme et étouffent la voix de notre prière. Donc ceux qui marchaient en avant criaient après lui pour le faire taire : en effet avant que Jésus vienne dans notre coeur, les fautes que nous avons commises s'opposent à notre réflexion par les souvenirs que nous en avons et nous troublent dans notre prière même.
4. Mais écoutons ce qu'a fait de plus ce fameux aveugle au moment d'être éclairé : «mais lui criait plus fort : Jésus fils de David aie pitié de moi !» Voilà que celui que la foule invectivait pour le faire taire, crie de plus en plus fort; car plus fort est le tumulte de nos pensées trop humaines, plus nous devons faire effort de prière. La foule crie contre nous pour nous faire taire, car nous souffrons des fantasmes de nos péchés presque toujours même dans la prière. Il est certainement nécessaire que la voix de notre coeur doive insister d'autant plus sur la prière qu'elle en est écartée plus fortement, jusqu'à ce qu'elle domine le tumulte de la pensée défendue et qu'elle s'élance jusqu'aux Oreilles miséricordieuses du Seigneur dans une répétition importune. Je suppose que chacun reconnaît en soi ce que nous avons dit : pendant que nous détournons notre esprit de ce monde pour le tourner vers Dieu, pendant que nous nous appliquons à la prière, ces mêmes fautes que précédemment nous avions commises avec délectation, nous les trouvons importunes et lourdes à porter. C'est avec peine que leur pensée est chassée de devant les yeux du coeur par la main des saints désirs, c'est avec peine que leurs fantasmes sont vaincus par les gémissements de la pénitence.
5. Mais si nous insistons fortement dans la prière, nous fixons dans notre esprit la venue de Jésus. D'où ce qui suit : «Jésus s'arrêtant, ordonna de le lui amener.» Voilà que s'arrête celui qui auparavant passait, car, lorsque nous souffrons d'une foule de fantasmes dans la prière, nous ressentons d'une certaine manière le passage de Jésus. Si nous insistons vraiment fortement sur la prière, Jésus s'arrête pour nous rendre la lumière, en sorte que Dieu est fixé dans notre coeur et que la lumière perdue nous est rendue.
6. Cependant dans cette affaire, le Seigneur nous suggère quelque chose d'autre qui puisse être utilement compris au sujet de son Humanité et de sa Divinité. Jésus en passant entendit l'aveugle qui criait et s'arrêtant Il fit le miracle de lui rendre la lumière. En effet passer est le propre de l'humanité, demeurer celui de la divinité. Par son Humanité, Il naquit, grandit, mourut ressuscita, alla d'un lieu à un autre. Puisqu'il n'y a aucun changement dans la divinité et qu'être changé soi-même c'est passer, évidement ce passage est le fait de l'humanité même et non pas de la divinité. Le fait de la divinité Lui vaut d'être toujours arrêté, puisqu'Il est partout présent; Il ne vient pas par un déplacement et Il ne repart pas par un déplacement. Donc en passant le Seigneur entend les cris de l'aveugle, une fois arrêté Il le guérit, ce qui veut dire que par son Humanité il a eu pitié des cris de notre aveuglement, mais que par la Puissance de sa Divinité il nous remplit de la lumière de sa grâce.
7. Remarquons ce qu'il dit à l'aveugle qui arrive : «Que veux-tu que Je fasse pour toi ?» Est-ce que celui qui pouvait rendre la vue ignorait ce que voulait l'aveugle ? Mais il veut que nous demandions ce qu'il sait d'avance que nous demanderons et qu'Il est prêt à accorder. Il nous exhorte à prier jusqu'à être importun, et cependant il dit : «Votre Père céleste sait bien ce qui vous est nécessaire avant que vous ne le demandiez.» (Mt 6,8) Il exige notre demande pour que notre coeur se porte à la prière. De là vient aussitôt la demande de l'aveugle : «Seigneur que je voie !» L'aveugle ne demande pas au Seigneur de l'or mais la lumière. Il dédaigne de demander autre chose que la lumière, car même si l'aveugle pouvait obtenir n'importe quoi, sans la vue il ne pourrait pas voir ce qu'il aurait obtenu. Imitons donc, frères très chers, celui qui a été guéri dans son corps et dans son âme comme nous l'avons appris. Ne demandons au Seigneur ni les trompeuses richesses, ni les dons terrestres, ni les honneurs passagers, mais la lumière : demandons non pas la lumière qui est limitée à un lieu ou à un temps, qui change avec l'interruption des nuits, qui est perçue par nous comme par les animaux, mais la lumière que nous puissions voir seulement en compagnie des anges, celle qui n'a ni commencement ni fin. Vraiment pour atteindre cette lumière la foi est le chemin. D'où la réponse à l'aveugle qui allait être aussitôt éclairé : «Vois, ta foi t'a sauvé !» Mais à cela la pensée charnelle objecte : comment puis-je chercher la lumière spirituelle que je ne vois pas ? À cette objection chacun peut répondre brièvement que ce qu'il comprend, il le pense non par le corps mais par l'esprit. Et personne n'a vu l'esprit, et cependant personne ne doute de l'existence de cet esprit qu'il ne voit pas. En effet de façon invisible l'esprit dirige visiblement le corps. Mais si ce qui est invisible était ôté, ce que l'on voit exister visiblement, s'écroulerait aussitôt. Donc par un moyen invisible, la réalité de cette vie est vécue visiblement, et douterons-nous encore qu'il existe une vie invisible ?
8. Mais écoutons ce qui arriva à l'aveugle quémandeur et ce qu'il fit lui-même : «Aussitôt il vit et il le suivit.» Il voit et il suit, celui qui fait le bien qu'il discerne. Mais il voit et ne suit pas, celui qui discerne le bien, mais dédaigne de le faire. Donc, frères très chers, si nous comprenons l'aveuglement de notre voyage sur la terre, si croyant au mystère de notre Rédempteur, nous restons assis à côté de la route, si par la prière nous demandons chaque jour la lumière à notre Créateur, si après notre aveuglement nous sommes illuminés en voyant par les yeux de notre intelligence cette lumière, suivons par nos oeuvres Jésus que nous voyons par l'esprit. Regardons où Il marche et mettons nos pas dans les Siens en L'imitant. Car celui qui suit Jésus est celui qui L'imite. Et n'a-t-Il pas dit : «Suivez-moi et laissez les morts enterrer les morts.» (Mt 8,22). Suivez signifie en effet imitez. Auparavant il recommande : «Si quelqu'un me sert qu'il Me suive.» (Jn 12,26). Examinons donc comment Il marche pour pouvoir Le suivre : alors qu'il était Seigneur et Créateur des anges, voulant prendre notre nature qu'Il a Lui-même créée, Il vint sur terre dans le sein de la Vierge. Il n'a pas voulu naître dans ce monde au milieu des richesses, Il choisit des parents pauvres. N'ayant pas l'agneau qui devait être offert en sacrifice pour Lui, sa mère trouva des petits de colombe et un couple de tourterelles. Il n'a pas voulu réussir dans le monde. Il a supporté les opprobres et les dérisions. Il a souffert les crachats, le fouet, les soufflets, la couronne d'épines et la croix; parce que par amour des biens matériels nous nous sommes coupé des joies intérieures, Il montre ici par quelle amertume on y revient. Aussi que l'homme ne doit-il pas souffrir pour lui-même, si Dieu a tant souffert pour les hommes ! Donc celui qui déjà croit au Christ, mais continue à rechercher les profits de l'avarice, qui est inspiré par l'orgueil des honneurs, qui brûle du feu de l'envie, qui se souille par l'impureté de la débauche, qui recherche avec avidité son bonheur dans ce monde, celui-là refuse de suivre Jésus en qui il croit. Il marche dans une voie différente s'il recherche les joies et les plaisirs, alors que son Maître lui a montré la voie de l'amertume. Remettons donc devant nos yeux les péchés que nous avons commis; rappelons-nous que le Juge redoutable viendra les punir. Formons notre esprit aux lamentations. Que notre vie dans le temps soit amère pour éviter la punition d'une amertume éternelle. C'est par les pleurs en effet que nous sommes conduits aux joies éternelles, la Vérité nous le promet : «Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés.» (Mt 5,5). Par le plaisir au contraire, on parvient aux pleurs comme l'atteste cette même Vérité : «Malheur à vous qui maintenant riez parce que vous pleurerez et vous lamenterez.» (Lc 6,25). Si donc nous avons pour but la joie de la récompense, gardons sur notre route l'amertume de la pénitence. Ainsi il se trouvera que non seulement notre vie progressera vers Dieu, mais aussi que notre propre comportement entraînera les autres à la louange de Dieu. De là ce qui suit : «Et la foule entière, lorsqu'elle vit cela, rendit grâce à Dieu.»